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Université d’été de l’animal 2017 : Chris Herzfeld

Chris Herzfeld est philosophe et historienne des sciences, ainsi qu’artiste, passionnée par les grands singes. Elle animera une conférence à l’Université d’été « L’Animal et l’homme » (qui se déroulera du 25 au 27 août prochains), intitulée « Adoptions interspécifiques et intelligences partagées : Cinq chimpanzés en famille ». Rencontre.

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Université d’été de l’animal 2017 : Chris Herzfeld
Chris Herzfeld-DR

Chris Herzfeld articule ses recherches philosophiques, historiques mais aussi artistiques autour des six espèces de grands singes présents en Afrique et en Asie. Elle est l’auteur de plusieurs livres et a participé à de nombreuses expositions, qui lui permettent de diffuser au plus grand nombre ses connaissances et de transmettre sa passion pour ces espèces.

Animaux-Online : Pouvez-vous me parler de votre parcours ?

Chris Herzfeld : Je suis historienne et philosophe des sciences, et me suis spécialisée dans l’histoire de la primatologie et des relations entre humains et grands singes. Je réalise également des portraits de singes et des installations d’art contemporain liées à la primatologie. J’ai une véritable passion pour les grands singes, qui me fascineront jusqu’à la fin de mes jours : ils m’apprennent constamment de nouvelles choses et les côtoyer est un bonheur sans cesse renouvelé.

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Le côté historique de mon travail s’apparente à une enquête policière : je recoupe de nombreux articles scientifiques et différentes études relatives aux grands singes. Je vais également sur le terrain, discute avec les primatologues et les soigneurs et, surtout, vais à la rencontre des grands singes eux-mêmes. Tout cela pour produire un travail de synthèse de tout ce qui a été découvert à propos des grands singes.  Quant au côté philosophique, il me permet de réfléchir et de m’interroger sur cette histoire, ainsi que sur nos nombreuses proximités : physiques, comportementales, cognitives et sociales. Cependant, les grands singes ne peuvent être réduits à un rôle de « double naturel » de l’homme. Il est essentiel de comprendre ce qu’ils sont, comment ils organisent leur existence et leur vie en groupe, sans d’emblée les comparer à l’être humain. Les ressemblances et les différences entre humains et singes anthropoïdes sont néanmoins passionnantes à explorer, notamment d’un point de vue philosophique. 

A.-O. : Sur quoi votre intervention va-t-elle porter ?

C. H. : Je vais me concentrer sur le cas de cinq jeunes femelles chimpanzés introduites dans des familles humaines et élevées comme des enfants, entre 1929 et 1977. Il s’agit de « cross-fostering », à savoir l’éducation d’un membre d’une certaine espèce quand il n’est encore qu’un bébé par les membres d’une autre espèce. Je suis personnellement contre ce genre de pratiques, mais ces expériences ont réussi à mettre en lumière des intelligences spécifiques (notamment différentes formes d’intelligence sociale) qui ont permis à ces chimpanzés de se glisser harmonieusement dans ces familles. Je commencerai par évoquer Meshie adoptée en 1929. Elle vit dans une maison près de New York, mais est traitée comme un animal de compagnie et gardée en cage. En revanche, Gua est éduquée avec l’enfant de la famille d’accueil afin de comparer leurs performances, dès le début des années 1930. Viki est élevée comme un enfant humain à partir de 1947 et jusqu’en 1954. Lors d’une expérimentation, elle classe sa propre photo dans un tas de photos d’humains. Pépée arrive dans la famille de Léo Ferré en 1961. Le chanteur en fait une enfant gâtée, ce qui la rendra rapidement incontrôlable. Enfin Lucy, adoptée en 1964, montrera le « devenir-humain » (l’émergence en elle d’une manière de vivre extrêmement proche de celle des hommes) le plus élaboré et la plus forte capacité d’adaptation.

À travers ces cinq cas comparables, il me semble intéressant de montrer combien certains comportements de chimpanzés peuvent être proches de ceux des humains, et à quel point ces grands singes sont capables de mobiliser différentes facettes de leur intelligence. Nous serons ainsi en mesure de discuter de trois éléments essentiels : l’intelligence sociale, la question du « devenir-humain » des grands singes placés dans ces situations, et la singularité des relations entre humains et grands singes. 

A.-O. : Quel aspect de l’intelligence des grands singes vous fascine le plus ?

C. H. : C’est assez compliqué à dire, car il n’y a pas « une » intelligence : c’est en fait un phénomène complexe composé de différentes formes d’intelligence qui s’entremêlent et s’expriment différemment en fonction des circonstances, des environnements et des situations. Lors de mon intervention, je mettrai plus particulièrement l’accent sur l’« intelligence sociale », qui résulte de la vie dans des groupes plus ou moins étendus. La complexité et la sophistication de ces sociétés exigent des compétences cognitives et sociales extrêmement poussées : c’est donc le fait de vivre en société qui serait à la base du développement de certaines formes d’intelligence chez les primates.

Chez les grands singes, le savoir ne se transmet pas comme chez les humains, où le maître le distille de manière active à ses élèves. Dès le plus jeune âge, le chimpanzé observe sa mère de façon intense, puis commence petit à petit à l’imiter. Il fait de même avec ses congénères par la suite. Le processus se passe en trois temps : observation, imitation et pratique intense (processus renforcé par une forte émulation sociale). Le fait de vivre en groupe permet également le développement de compétences sociales extrêmement pointues, notamment en lien avec la pression liée à la hiérarchie au sein de la troupe. Les scientifiques ont ainsi montré que les chimpanzés possédaient une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire la capacité de connaître et de comprendre les pensées, les connaissances et les intentions des autres singes. Ils ont même développé ce que certains chercheurs appellent une « intelligence machiavélienne », soit la capacité pour un individu de manipuler l’intelligence des autres membres du groupe à des fins « politiques ». Par ailleurs, les progrès en imagerie médicale ont permis de montrer que les grands singes avaient des capacités cérébrales similaires à celle de l’humain. Comme chez nous, leur cerveau comporte des zones de spécialisation interconnectées (une aire de Broca, liée aux aptitudes langagières, ainsi qu’une aire de Wernicke, connectée avec des systèmes gestuels).  

Cependant, il faut toujours garder à l’esprit que les grands singes de sont pas nous et que nous ne sommes pas eux. Il y a certes d’incroyables ressemblances avec l’homme, qui sont fascinantes, mais elles n’effacent pas pour autant certaines dissemblances. 

A.-O. : Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur les grands singes plutôt qu’un autre animal ?

C. H. : J’ai d’abord choisi ces animaux car ils sont extrêmement proches de nous et permettent, de la sorte, de poser des questions d’ordre philosophique. Nous partageons des ancêtres communs, sommes des cousins phylogénétiques et expérimentons ainsi de nombreuses proximités.

Si j’ai choisi de me spécialiser sur les « grands singes » et non sur tous les singes, c’est qu’il faut pouvoir se concentrer sur un nombre assez réduit d’espèces pour produire un travail approfondi. Il y a quatre, voire six espèces de grands singes dits « supérieurs » selon les points de vue : les quatre principales sont les chimpanzés, les bonobos, les gorilles et les orangs-outans, et on peut ensuite distinguer les gorilles de l’est et ceux de l’ouest, de même que les orangs-outans de Sumatra et ceux de Bornéo. Si on prend en compte l’ensemble des grands singes, il faut ajouter les hylobatidés (gibbons, siamangs et houlocks), grands singes dits « inférieurs ».

Quoi qu’il en soit, je pense que pour pouvoir approfondir un sujet, il faut se donner les moyens et prendre son temps : aller au contact des grand singes, les rencontrer, faire de la recherche, parler avec des spécialistes… Je pense n’être qu’au début de mes recherches. J’ai encore tellement de choses à découvrir et à apprendre.

Quant à la raison qui me pousse à étudier spécifiquement les relations entre humains et grands singes, elle résulte des problèmes posés par les études qui comparent l’homme à l’animal : comment peut-on comparer une seule espèce à un groupe composé de millions d’espèces allant de l’abeille au gorille ? J’estime donc qu’il est nécessaire de se concentrer sur des espèces précises pour pouvoir étudier les relations entre elles. 

A.-O. : Vous avez beaucoup étudié les grands singes sur le terrain : leur avez-vous découvert une intelligence commune ?

C. H. : D’abord, aller sur le terrain a, de mon point de vue, une importance capitale : il faut expérimenter les choses, observer les grands singes dans leur vie quotidienne, ainsi qu’interroger ceux qui en sont spécialistes, notamment les scientifiques et les soigneurs des parcs zoologiques. Je voudrais en effet préciser que je ne travaille pas sur les grands singes qui vivent dans le milieu naturel, mais sur des individus qui vivent en zoo, ou dans des « sanctuaires ». Une des caractéristiques communes de l’intelligence des grands singes (ainsi, d’ailleurs, que de l’ensemble des hominidés) est, pour moi, leur disposition à s’adapter à des milieux très divers : ils organisent leur vie comme ils le peuvent quand ils sont dans les zoos, adoptent le mode de vie de leurs compagnons quand ils sont intégrés dans des familles humaines, s’adaptent aux variations de leur environnement en forêt… Lorsque je travaillais sur un groupe de bonobos au parc zoologique de Planckendael en Belgique, la femelle « dominante », Hermien, était allée jusqu’à adopter un rituel humain : quand les chercheurs arrivaient devant la vitre pour l’observer, elle montrait les dents, souriant en quelque sorte, alors que cette mimique est un signe de peur chez les grands singes. Elle avait donc réussi à changer la signification (pourtant radicalement différente chez les singes) de ce rituel social et l’avait même transmis à d’autres membres du groupe. 

Les grands singes semblent également posséder une curiosité pour le monde qui les entoure proche de la nôtre, constituant certainement un élément fondamental concernant leur extraordinaire adaptabilité. Un des rares orangs-outans à avoir appris le langage des signes, Chantek, avait par exemple signé la phrase « Qu’est-ce que c’est ? » face à la lune, plus grosse et plus orangée que d’habitude. Les grands singes exhibent de la sorte une attention et un intérêt qui ont, il me semble, un lien avec la notion de thaumazein, c’est-à-dire la capacité de s’étonner face aux objets du monde, une capacité que certains estiment être à l’origine de la philosophie… 

À voir : les travaux de Chris Herzfeld sont disponibles ici.

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