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Le bœuf musqué, un survivant

S’il a côtoyé les mammouths et les tigres à dents de sabre, il est aujourd’hui l’un des rares grands mammifères (avec l’ours polaire) à survivre dans les zones glacées de l’Arctique. Mais le réchauffement
qui sévit aujourd’hui sur notre planète pourrait avoir raison de sa résistance.

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Le bœuf musqué, un survivant
Pierre Vernay

Nord-est Groenland, août 2013. Cette fois, il n’y a plus de doute. Les bœufs musqués ne sont plus loin. Et ce ne sont ni les traces fraîches de sabots dans la boue, ni les petites crottes rondes et brillantes qui trahissent leur passage récent mais une forte odeur de musc à proximité d’un rocher. Il a servi de grattoir et j’y récupère de la laine dont on dit qu’elle est encore plus fine que celle du cachemire. Pourtant, aux jumelles, à perte de vue, je ne vois toujours rien. Où sont-ils ? Ici, la toundra arctique est tourmentée par des petites dépressions de terrain qui sont autant de cachettes potentielles pour les grands herbivores. Heureusement, nous les localisons bientôt dans le lit d’un petit cours d’eau.

Une muraille de cornes

L’homme fait partie des ennemis héréditaires du bœuf musqué, au même titre que le loup arctique. Même s’il ne souffle pas aujourd’hui, il faut veiller à ne jamais se mettre sous son vent, car le troupeau, en nous sentant, peut être pris d’un mouvement de panique et galoper pendant plusieurs minutes en cherchant à gagner les hauteurs. Pour les approcher, il faut amener les animaux à se regrouper lentement pour ne former plus qu’une muraille de cornes au sein de laquelle les plus jeunes seront abrités. Il nous faudra plusieurs heures et tenter plusieurs manœuvres en douceur pour nous retrouver enfin devant la harde. Comme nous l’imaginions, la barrière de cornes des ovibos (l’autre nom du bœuf musqué) protège au moins deux jeunes de cette année.

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Nous nous asseyons et les observons paisiblement à une bonne centaine de mètres. Il fait plus de 30° C au soleil, il n’y a pas un souffle de vent. Les attaques de moustiques sont incessantes. Sans répulsif, l’épreuve serait insoutenable. Ils sont partout ! On pourrait en compter des milliers volant à contre-jour sur la fourrure des bœufs qui semblent se détendre à présent car certains se sont remis à brouter. Seul le mâle ne nous quitte pas des yeux.

Se mettre en ligne ou en cercle face à l’ennemi réel ou supposé est une technique de défense ancestrale chez les bœufs musqués. Mais si elle continue de faire ses preuves contre les loups, elle se révèle complètement inefficace contre des hommes armés de fusils. La chasse devient rapidement un carnage tant les animaux restent souvent près de la première bête abattue.

Évidemment, cette chasse est très prisée par les Inuits car ils trouvent-là un gibier délicieux, facile à obtenir, surtout en hiver quand les hommes peuvent détacher quelques chiens de traîneau pour rattraper les bœufs musqués en fuite. Il arrive parfois, lors de ces parties de chasse inégale, qu’un vieux mâle opère une charge fulgurante contre l’agresseur et l’encorne mortellement… Avant de charger, comme pour donner une dernière chance à l’imprudent chasseur, les taureaux frottent toujours leur tête entre leurs pattes de devant pour imprégner leur crinière d’une sécrétion issue d’une glande située sous l’œil. Les zoologistes pensent que c’est pour éviter d’avoir les poils en broussaille lors des combats pendant le rut. Très souvent observé, ce comportement n’est pas toujours suivi d’une charge. Peut-être s’agit-il d’une simple mise en garde ?

Aujourd’hui, le bœuf musqué n’est pas classé dans les espèces préoccupantes par l’UICN. Il est juste soumis à des quotas de chasse assez stricts. Car on trouve l’espèce encore en très grand nombre en terre de Jameson, au Groenland, ainsi que sur tout le long de sa côte nord-est. On en compte également sur la terre de Peary, à l’extrême nord. Mais ce sont les îles Ellesmere et Axel Heiberg, dans l’extrême nord de l’Arctique canadien, qui abritent les plus gros contingents. D’autres îles, comme Melville, Banks ou la partie ouest de l’immense île de Victoria, représentent un sanctuaire pour cette espèce bien que la pression de la chasse y soit plus sensible. Des comptages par survol aérien indiquent par extrapolation une population de plus de 100 000 têtes.

Contrairement aux grands troupeaux de buffles ou de bisons que l’on peut observer en Afrique ou en Amérique du Nord, les bœufs musqués vivent en été par petites hardes d’une dizaine d’individus seulement, au sein desquelles on trouve un mâle entouré de plusieurs génisses et de quelques veaux. Des mâles solitaires ou accompagnés d’un ou deux mâles plus jeunes arpentent également la toundra. En hiver, ces petites hardes se rassemblent formant un troupeau d’une soixantaine de têtes. Sans doute un moyen de se défendre plus efficacement contre les loups durant la longue nuit polaire où les bœufs musqués n’opèrent pas de grands déplacements et restent dans un même secteur suffisamment riche en végétation. Même les tensions entre les mâles sont alors mises de côté.

De + 30 à – 50 °C

Son aptitude à endurer les froids les plus extrêmes est sans doute la raison pour laquelle il a échappé à la convoitise des hommes. Le froid polaire n’a en effet aucune emprise sur lui. Il est à l’abri derrière une première couche de laine au pouvoir isolant exceptionnel et de longs jarres qui lui assurent une protection incroyable contre la neige et le vent. L’herbivore peut ainsi affronter des températures descendant jusqu’à – 50 C° et les blizzards de l’Arctique. Ces vents violents qui débarrassent les plateaux et les crêtes de la neige en hiver sont même une aubaine car ils rendent la végétation aisément accessible. En été, ils regagnent les riches pâturages dans les vallées enfin libres de neige profonde.

Il y a seulement 12 000 ans, les bœufs musqués côtoyaient le mammouth, le rhinocéros laineux ou encore le tigre à dents de sabre. Ces derniers ont disparu, pas lui. Il semble avoir résisté à tout : la pression des chasseurs préhistoriques, les épidémies, la rudesse du climat… Il se pourrait bien que le réchauffement qui affecte aujourd’hui son territoire ait raison de sa résistance car il y est très sensible. Déjà, en 1958, le zoologue danois Alwin Pedersen écrivait : « L’adoucissement actuel du climat leur est très défavorable… beaucoup ont été trouvés morts cette année ». Car c’est le redoux, en pleine saison hivernale, qui peut menacer la survie de l’espèce. Depuis une dizaine d’années, il s’en produit régulièrement, causant de soudaines pluies verglaçantes qui enterrent la végétation sous une croûte de glace. Pour les herbivores, cela équivaut à une condamnation à mort car ils ne peuvent plus accéder à leur seule ressource alimentaire. Cette même pluie hivernale finit par mouiller les jarres qui perdent leur pouvoir isolant et exposent l’animal au froid. Lorsque le pelage n’a pas eu le temps de sécher, le bœuf musqué se voit encombré de grosses boules de glace dans sa fourrure qui le handicapent dans ses déplacements.

S’adapter pour survivre

En 1985, des hivers doux et humides successifs avaient eu raison des derniers survivants d’un troupeau de bœufs musqués introduits au Spitzberg (Norvège), dans la région de Longyearbyen, en 1929… Mais à ce jour, c’est fort heureusement le seul échec de réintroduction de l’espèce. D’autres tentatives, dans les secteurs de la côte ouest du Groenland (Kangerlussuaq et Qaanaaq), en Alaska, dans le parc national des Dovrefjell en Norvège, et même en Sibérie, où ils étaient déjà présents il y a 2 000 ans, ont été des réussites.

Et il faut espérer qu’à l’instar d’autres espèces arctiques, le bœuf musqué puisera dans ses propres ressources pour échapper à la menace du réchauffement de notre planète et cherchera des territoires encore plus septentrionaux. N’a-t-il pas été capable, il y a plusieurs milliers d’années, d’effectuer de grandes migrations, même sur la banquise, passant du continent américain au Groenland ?

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Publié le 18 juillet 2016
7 minutes
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